Épiphane dresse le procès des “nazôréens” qu'il considère comme hérétiques...

Lors des célébrations liturgiques, les nazôréens '' lisent '' la Loi, les Prophètes et les Écrits en hébreu ; le verbe grec est “anaginôskomai”, lequel évoque la lecture publique, et non pas la lecture privée. Le recours à l’hébreu dans la lecture publique n’est pas la pratique des autres chrétiens. À côté des Écritures juives reçues dans leur ensemble, les nazôréens reçoivent les écrits chrétiens en ne privilégiant aucun d’entre eux (“Panarion” 29,7,2-6). Ce trait est à relever, car il distingue les nazôréens des ébionites tels qu’ils sont présentés par Irénée et par Épiphane lui-même.

L’évangile en hébreu
Cependant, dans une sorte d’appendice à la notice sur les nazôréens, Épiphane insiste sur un attachement particulier : '' Ils ont aussi l’évangile selon Matthieu d’une manière très complète, en hébreu […] comme il était écrit à l’origine. Mais je ne sais s’ils en ont retiré eux aussi les généalogies depuis Abraham jusqu’au Christ '' (“Panarion” 29,9,4). On a parfois cru que cette remarque pouvait appuyer l’idée d’un “Évangile de Matthieu” ayant d’abord existé dans une langue sémitique comme le laisse penser une remarque de Papias de Hiérapolis rapportée par Eusèbe en H.E. 3,39,16, mais il n’en est rien. Ces quelques lignes sur l’“Évangile de Matthieu” en hébreu distinguent les nazôréens des autres chrétiens qui lisent cet évangile en grec.

Les nazôréens portent un grand intérêt à cet évangile, mais rien ne laisse entendre qu’ils seraient infidèles aux autres écrits chrétiens. Ils se distinguent donc tant des cérinthiens qui n’utilisent qu’une partie de l’“Évangile de Matthieu” que des ébionites qui le falsifient.

Cet évangile '' selon Matthieu '' en hébreu est appelé le plus souvent par Jérôme et les codex qui le citent '' l’évangile judaïque '' ou '' selon les Hébreux ''. Il a été reconstitué très partiellement à l’époque moderne à l’aide de citations tirées des uvres de Jérôme, d’Eusèbe et de quelques morceaux trouvés dans des manuscrits grecs matthéens. Les fragments ainsi rassemblés confirment l’importance que les nazôréens accordaient à une lecture en langue sémitique – peut-être en araméen plutôt qu’en hébreu. La structure de cet évangile devait être assez semblable à celle de l’“Évangile de Matthieu” en grec, mais le contenu lui-même pouvait différer de manière assez sensible. En tout cas les fragments qui demeurent ne conduisent pas à penser que cet évangile comportait un caractère hétérodoxe par rapport à la foi de la majorité des disciples de Jésus. Ce fait confirme la présentation d’Épiphane.

La foi des nazôréens
Épiphane fait une présentation assez développée de la doctrine des nazôréens. Il observe, entre autre, que '' leur profession de foi est bien celle des Juifs en tout, sauf qu’ils prétendent croire au Christ. Chez eux, en effet, on professe qu’il y a une résurrection des morts et tout vient de Dieu ; ils proclament aussi un seul Dieu et son Serviteur Jésus-Christ ''. Leur foi dans le Christ marque leur différence par rapport aux Juifs, tandis que leur pratique de la Loi, de la circoncision, du sabbat et de l’ensemble des coutumes juives les distingue des chrétiens.

Serviteur et/ou Fils de Dieu ?

Pour qualifier le Christ des nazôréens, Épiphane recourt au mot païs (enfant, serviteur), et non à “huios” (fils). Ce choix de vocabulaire évoque le Serviteur souffrant tel qu’on le trouve en Isaïe 52, 13 – 53, 12, texte qui a largement servi à l’élaboration de la christologie du christianisme primitif.

Cette référence à “païs” et au texte d’Isaïe prépare la fin de la notice. Épiphane s’y interroge sur la conception que les nazôréens se font de la nature de Jésus : celui-ci est-il ou non '' Fils de Dieu '' au sens de la foi chrétienne ? Il se demande s’ils considèrent le Christ simplement comme un homme, ou s’ils reconnaissent qu’il '' est né de Marie par l’opération du Saint-Esprit ''. Après les affirmations initiales, ce doute étonne ; il lui a peut-être été suggéré par le souvenir du passage de l’“Histoire ecclésiastique” 3,27 où Eusèbe distinguait deux sortes d’ébionites. Les uns, comme les cérinthiens, considéraient que le Christ est simplement un homme, alors que les autres admettaient '' que le Seigneur est né d’une vierge et du Saint-Esprit '', mais refusaient cependant sa préexistence .

Des chrétiens hérétiques ?

Malgré quelques hésitations dans l’exposé d’Épiphane, les nazôréens semblent professer une foi conforme à celle proclamée par l’évêque de Salamine. Celui-ci les classe cependant au nombre des hérétiques en raison de leurs coutumes particulières liées aux traditions juives. A-t-il raison ? L’importance accordée aux coutumes juives n’est évidemment pas sans signification du côté de la foi, car elle peut être le signe d’une justification qui, par la place faite à la Loi mosaïque, ne dépendrait pas uniquement du seul Jésus Christ. Bien que faisant preuve d’un certain anti-judaïsme les nazôréens ont aussi, probablement, un rapport aux Écritures d’Israël quelque peu différent de celui des autres chrétiens ; en particulier, ils ignorent la Septante, ce qui se comprend, vu leur intérêt pour les langues sémitiques. À en croire Épiphane lui-même, le lecteur de la notice est plutôt porté à penser que les nazôréens sont marginalisés par les autres chrétiens essentiellement en raison de leur attachement aux pratiques juives.

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Une continuité
Les écrits du Nouveau Testament se sont formés dans un monde gréco-romain dont Eusèbe, Épiphane et Jérôme sont les héritiers. Dans cet univers culturel, '' chrétiens '' est le nom donné aux disciples et, pour les Pères de l’Église, c’est le seul nom recevable.

Les Pères stigmatisent, sous le nom de nazôréens, des groupes de chrétiens à qui ils ne peuvent rien reprocher sur le plan de la confession de foi, mais qui leur paraissent suspects en raison de leur attachement au judaïsme. Or, par leur pratique, ces disciples n’ont fait que prolonger la tradition de l’Église de Jérusalem ! Cependant, les Pères se gardent, avec raison, d’assimiler purement et simplement les nazôréens aux ébionites.

Tenant compte de toutes ces données, on peut conclure que le terme '' nazôréen '' a désigné des chrétiens d’Orient d’expression sémitique. Ce nom n’a jamais connu un grand succès dans le monde gréco-romain d’où il a disparu, mais il s’est propagé en Orient sous différentes formes.

Avant la fin du IVe s., les Pères n’ont rien trouvé à redire à ces croyants. Leur foi était parfaitement orthodoxe. Mais leur attachement aux traditions juives va apparaître comme insupportable à une époque où les ébionites prônaient une christologie insuffisante. Partageant avec les ébionites un profond attachement aux coutumes juives, les nazôréens vont alors devenir suspects tant aux yeux d’Épiphane qu’à ceux de Jérôme.


© Jean-Pierre Lémonon, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 135 (mars 2006) "Les judéo-chrétiens : des témoins oubliés",  p. 31-32 et 35.