Les personnages peuvent être décrits directement ou indirectement...
Les personnages peuvent être décrits directement ou indirectement (au fil des discours et des actions). Dans la Bible, il existe des descriptions de personnages, mais brèves : Gn 25,25-27 (Ésaü et Jacob) ; 27,1 (Isaac) ; 29,17 (Léa et Rachel) ; 37,2-4 et 39,6b (Joseph) ; Nb 12,3 et Dt 34,7.10-12 (Moïse) ; 1 S 9,2 (Saül) ; 16,12 et 17,42 (David) ; 17,4-7 (Goliath) ; 25,3 (Naval et Avigaïl) ; 2 S 13,1-3 (Tamar, Amnon, Yonadav) ; 14,25-27 (Absalom) ; Est 2,7 (Esther) etc. R. Alter (1999, p. 157-177) consacre un chapitre à « la caractérisation des personnages et l’art de la réserve ». Voir aussi l’index de M. Sternberg (1985) à « Character » (personnage) et les pages célèbres d’Erich Auerbach (1968, p. 11-34) comparant Gn 22 (l’épreuve d’Abraham) et la fin de l’Odyssée (la cicatrice d’Ulysse).
Le nom
La façon la plus habituelle de « caractériser » un personnage est de lui donner un nom. Le nom indique en effet plus qu’une qualité ou un ensemble de qualités. Il ajoute un caractère unique à toutes les caractéristiques du personnage. La somme des qualités ne peut pas être ajoutée à la totalité du personnage, parce que le nom, comme nom propre, est la source de toutes les qualités et qu’il contient la possibilité permanente de changements, pouvant révéler de nouvelles habitudes et même des traits (S. Chatman).
Il va sans dire que les noms ont une place particulière dans de nombreux récits bibliques. Ils ont souvent une fonction proleptique (d’anticipation) dans les histoires où ils apparaissent, comme, parmi tant d’exemples, les noms de Ésaü et Jacob en Gn 25,25-26 ; la suite de l’histoire des jumeaux déploie les nombreuses possibilités contenues dans leurs noms (cf. particulièrement Gn 27,22.36). L’importance accordée au nom dans la Bible explique aussi pourquoi un changement de nom engendre généralement un changement de destinée ou une nouvelle orientation de l’intrigue : Abram et Saraï deviennent Abraham et Sara en Gn 17,5.15, Jacob devient Israël en Gn 32,29, Hoshéa devient Josué en Nb 13,16… Sur ce point, voir M. Sternberg (1985, p. 321-341, en particulier p. 329-330).
La vie intérieure
Scholles-Kellogg (2006, p.160-206) a remarqué un phénomène intéressant concernant les techniques développées par la littérature populaire afin de décrire la vie intérieure des personnages : l’importance de la description directe sur le monologue intérieur.
La description directe.
La première possibilité est donc celle de la description directe ou de « l’énonciation (statement) narrative directe » par le narrateur (p. 171). Cette technique est habituelle dans les sagas (récits islandais et norvégiens du haut Moyen Âge dressant l’histoire d’une dynastie ou d’une famille) et même dans la littérature moderne (voir Jane Austen, Balzac…).
Dans la Bible, c’est ainsi qu’est décrit Noé (« Noé trouva grâce aux yeux du Seigneur », Gn 6,8 ; « Noé, homme juste, fut intègre au milieu des générations de son temps. Il suivit les voies de Dieu », Gn 6,9) ou Job (« Il était, cet homme, intègre et droit, craignait Dieu et s’écartait du mal », Jb 1,1 ; pour l’autorité du narrateur dans ce passage, voir W. C. Booth, 1983, p. 3-4). Sur la brièveté et l’autorité de telles descriptions, voir le début de la section.
Parfois les narrateurs bibliques donnent accès directement aux motivations intérieures, aux intentions, aux états d’esprit des personnages (sortes de plongées intérieures du narrateur omniscient). Il y a plusieurs exemples de cette stratégie en Gn 38.
Comme exemples de description directe, voir aussi Gn 27,41 : « Esaü traita Jacob en ennemi à cause de la bénédiction qu’il avait obtenue de son père » ; 34,13 : « Les fils de Jacob répondirent à Sichem et à Hamor son père. Non sans fraude, ils parlèrent à celui qui avait souillé leur sœur Dina » ; Ex 3,6b : « Moïse se voila la face, car il craignait de regarder Dieu » ; 1 S 1,6 : « De surcroît, sa rivale ne cessait de lui faire des affronts pour l’humilier, parce que le Seigneur l’avait rendue stérile » ; 1 S 18,1 : « Dès que [David] eut fini de parler à Saül, Jonathan s’attacha à David et l’aima comme lui-même » ; 2 S 12,19b : « David comprit que l’enfant était mort » ; 2 S 13,15 : « Amnon se mit alors à la [Tamar] haïr violemment… » ; Est 3,5-6 : « Voyant que Mardochée ne s’agenouillait pas et ne se prosternait pas devant lui, Haman fut rempli de fureur. […] Haman chercha à exterminer le peuple de Mardochée, à savoir tous les Juifs »…
Le monologue intérieur.
Une seconde possibilité est l’utilisation du monologue intérieur (p. 177-204 ; voir Sternberg 1985, p. 447-478). Cependant, elle est relativement rare dans la Bible ainsi que dans la littérature populaire. Les sagas l’évitent.
Des exemples de brefs monologues intérieurs se trouvent en Gn 6,7 (Dieu décide d’envoyer le déluge) ; 8,21 (Dieu décide de ne jamais plus recommencer de déluge) ; 17,7 (le rire d’Abraham) ; 18,12 (le rire de Sara) ; 27,41b (l’intention meurtrière d’Ésaü) ; 1 S 27,1 ( David décide d’aller aux pays des Philistins pour échapper à Saül) ; 1 R 12,26-27 (les craintes de Jéroboam et son débat intérieur) ; Est 6,6 (Haman [més]interprète les intentions d’Assuérus)… Ici le narrateur n’utilise pas son autorité comme il le fait dans la description directe, mais il révèle les pensées des personnages grâce à son omniscience. Ainsi le lecteur est-il plus directement confronté avec les personnages et peut-il réagir par l’approbation, l’empathie, la sympathie, la compréhension, le jugement, le désaccord, la condamnation… L’effet est analogue lorsque nous avons un discours indirect libre.
Le dialogue.
Une troisième technique, non mentionnée par Scholes et Kellogg dans ce contexte, est typique de l’art du récit biblique : la dramatisation de la vie intérieure du personnage s’effectue par le dialogue (voir R. Alter, 1999, p. 91-121, « Entre narration et dialogue », et p. 114-130, « La caractérisation des personnages et l’art de la réserve »).
Il n’est probablement pas nécessaire de donner de nombreux exemples de cette technique bien connue. Il suffit de dire que la Bible introduit régulièrement un nouveau personnage ou fait intervenir un personnage secondaire sur scène pour dramatiser l’état intérieur du héros. Par exemple, la désorientation de Joseph en Gn 37,15 devient manifeste dans son dialogue avec « l’homme ». Les frères de Joseph, lorsqu’ils vont en Égypte pour la deuxième fois, montrent leur anxiété au majordome (Gn 43,18-23). La visite de Jéthro à Moïse clarifie la situation de ce dernier et rend sa tâche de juge plus facile (Ex 18,13-26). Avant d’affronter Goliath, David dévoile son état d’esprit dans un dialogue avec ses frères (1 S 17,20-30). La bonne volonté de David envers Saül est dramatisée dans un court échange avec Avishaï (1 S 26,6-11). Avant sa dernière bataille contre les Philistins, Saül, désespéré, décide de s’entretenir avec Samuel qui est mort (1 S 28,4-25). La détermination d’Élie à rencontrer Akhab est renforcée par sa conversation avec Ovadyahou (1 R 18). Les dialogues entre Akhab et Josaphat révèlent les vrais sentiments d’Akhab (1 R 22). Booz exprime sa curiosité tout d’abord au chef des moissonneurs avant de s’adresser directement à Ruth (Rt 2). En 2 S 18,24-32 et 2 R 9,16-23, une sentinelle avertit le roi de l’approche des messagers (2 S 18) ou de Jéhu (2 R 9).
Dans d’autres cas, nous trouvons un confident ou un conseiller, comme dans les tragédies classiques. Voir par exemple, Saül et son serviteur à la recherche des ânesses (1 S 9,5-10), Amnon et Yonadav (2 S 13,3-5), Absalom, Ahitofel et Houshaï (2 S 17,1-14), Akhab et Ovadyahou (1 R 18,3-16), Élie et Élisée (2 R 2), Élisée et Guéhazi (2 R 4,11-15 ; 5,19-27), le roi Assuérus et ses conseillers (Est 1,13-21)… Parfois le dialogue révélateur peut se dérouler entre un mari et sa (ses) femme(s) : Abraham et Sara (Gn 16 et 21) ; Jacob, Rachel, Léa (Gn 29,31 – 30,24) ; Manoah et sa femme (Jg 13) ; Elqana, Anne et Peninna (1 S 1) ; Akhab et Jézabel (1 R 21) ; Esther et Assuérus (Est 5,1-8 ; 8,3) ; Haman et Zèresh (Est 5,10-14 ; 6,13)…
Le langage mythique.
La littérature populaire a recours au langage mythique : intervention de divinités, visions, oracles, songes, forces surnaturelles (Scholes-Kellogg, 2006, p. 175-177). Dans la Bible, Dieu entre en scène à des moments psychologiques cruciaux.
C’est le cas en Gn 12,1-4. Le départ d’Abram n’est pas présenté comme le fruit d’une délibération personnelle, mais comme le résultat d’un ordre provenant directement de Dieu sous la forme d’un discours ordinaire (il n’y a même pas de théophanie ou de vision). Nous ne savons rien du processus mental d’Abram, de son combat intérieur et de ses sentiments ; cela n’a aucune importance car ce n’est pas lui qui a décidé.
Cette caractéristique entraîne certaines conséquences. Tout d’abord, le discours de Dieu isole Abram comme protagoniste du récit. En Gn 12, c’est à lui que Dieu parle et non pas à Terah, à Loth, à Saraï ou à n’importe qui d’autre.
Ensuite, cette technique introduit un élément imprévu dans le récit. « Dans une saga, un personnage qui agit toujours selon les attributs donnés lors de sa première apparition dans l’histoire tend à se conduire mécaniquement selon ces mêmes attributs. Mais un personnage dont le processus mental et les actions qui en dérivent sont soumis à de soudaines influences surnaturelles montre inévitablement quelques-unes de ces irrégularités de comportement qui, au vingtième siècle, paraissent absolument humaines parce qu’irrationnelles » (Scholes-Kellogg, 2006, p. 176). Remarquons que les interventions de Dieu sont généralement décisives et surgissent souvent lorsque le récit aboutit à une impasse ou à un carrefour : voir par exemple, Gn 12,1-3 ; 15 ; 16,7-12 ; 17 ; 21,17-20 ; Ex 2,23-25 ; 3,1 – 4,17 ; 6,1.2-8 ; 14,1-4.15-18.26 ; Nb 14,10-12 ; 22,9-12 ; Jos 8,1-2.18 ; Jg 7,9-11 ; 1 S 16,1-13…
Enfin, l’empathie du lecteur dépend beaucoup de l’intervention de Dieu. Par exemple, Loth (Gn 19) ou Agar (Gn 16 et 21) acquièrent de la profondeur et invitent le lecteur à montrer de l’empathie à leur égard dans leur situation difficile principalement parce que Dieu leur parle. De la même manière, en littérature moderne, le lecteur a tendance à s’identifier avec un personnage lorsque le narrateur choisit de scruter sa pensée, à l’exclusion des autres personnages du roman (c’est la stratégie de Jane Austen dans Emma ; c’est également la raison pour laquelle Robin des bois est un brigand et un hors-la-loi sympathique). Là où les écrivains modernes ont spontanément recours au monologue intérieur, nous trouvons très souvent un dialogue avec Dieu dans la Bible : par exemple lors des « récits de vocation », songes, oracles, visions qui interviennent à des moments décisifs de la vie du protagoniste. Dans ces moments, le protagoniste est incapable de partager avec qui que ce soit ses pensées intérieures. Voir par exemple Abraham en Gn 15 ; Jacob en Gn 28,10-22 ; Rebecca en Gn 25,22-23 ; Moïse en Ex 3,1 – 4,17 ; 5,22 ; Samson en Jg 15,18-19 ; Élie en 1 R 19 ; Jonas en Jon 2,1-11 ; 4,1-4.9-11…
L’expression poétique.
Dans la Bible, l’expression de la vie intérieure se manifeste surtout dans les textes lyriques tels que les Psaumes ou le Cantique des cantiques. En lien avec ce phénomène, il est intéressant de noter que les narrateurs bibliques passent souvent à la poésie lorsqu’ils souhaitent exprimer des sentiments forts : la première rencontre d’un homme et d’une femme (Gn 2,23), les pleurs et l’appel à la violence de Lamek (Gn 4,23-24), les chants de victoire (Ex 15,1-21 [victoire et foi], Jg 5 ou 1 S 18,7), la joie d’Anne après la naissance de Samuel (1 S 2,1-10), l’élégie de David après la mort de Saül et Jonathan (2 S 1,17-27), le psaume de David (2 S 22) et ses derniers mots (2 S 23,1-7) ou la détresse de Jonas dans le ventre du poisson (Jon 2)… Ce sont quelques-uns des plus célèbres exemples de chant biblique inséré dans un récit. Dans le N.T., voir les exemples de Lc 1,46-55 (cantique de Marie), 67-79
© Jean-Louis Ska, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 155 (mars 2011), "Nos pères nous ont raconté - Introduction à l'analyse des récits de l'Ancien Testament", p. 85-89.