Le texte biblique a été souvent considéré, en lui-même, comme une source historique fiable...

Les premières éditions de la Bible de Jérusalem montrent comment, au milieu du XXe s., le texte biblique est considéré, en lui-même, comme une source historique fiable, sans que sa confrontation avec des sources extérieures soit toujours nécessaire : la sélection des cartes qui concluent cet ouvrage scientifique distingue ainsi un '' temps de l’Exode '' et un '' temps de Josué '' et, de cette manière, donne autorité à l’historiographie, à la présentation de l’histoire que reflète le texte canonique de '' l’Hexateuque '' (ensemble formé par les six premiers livres de la Bible Hébraïque : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome, Josué).

Les trois dernières décennies du XXes. ont vu se développer la réflexion concernant le statut et l’interprétation du texte biblique, faisant alors apparaître une complexité peu prise en compte jusqu’alors. Citons en particulier le philosophe Paul Ricoeur qui, dans son ouvrage aujourd’hui classique '' Temps et récit, I '' (Le Seuil, Paris, 1982), met en évidence la distance qui existe entre l’'' histoire '' et le texte lui-même. La '' mise en intrigue '', ou la '' mise en récit '' d’une suite d’événements historiques représente déjà un acte d’interprétation, tel qu’il apparaît impossible d’établir une stricte correspondance entre la séquence narrative que constitue le texte, et une séquence déterminée d’événements.

Temps de l’auteur, temps du récit

Pour le dire autrement, un texte biblique est tout à la fois le reflet d’un référent historique qui en fournit la matière narrative, et celui des intérêts de l’auteur ou des auteurs qui utilisent ce référent historique pour construire une intrigue.

Le livre de Ruth peut fournir une excellente illustration de ce dernier point : le récit est situé par ses auteurs au temps des Juges. Cette indication qui introduit l’ouvrage (voir Rt 1, 1) a d’ailleurs conduit les auteurs des versions grecques de la Septante à placer le livre de Ruth, selon une logique chronologique, entre ceux de Josué et des Juges, s’éloignant ainsi de la logique liturgique qui avait conduit à l’intégrer, dans la Bible hébraïque, parmi les Ketouvim (les Écrits), en tête des Cinq rouleaux – megillôt – lus aux fêtes juives : Ruth, Cantique des cantiques, Qohelet, Lamentations, Esther (le livre de Ruth est lu au cours de la fête de Pentecôte, lors de l’offrande des prémices de la récolte du blé – ce qui correspond au cadre chronologique du livre, voir Rt 1, 22 ; 2, 23).

La plupart des exégètes situent néanmoins la composition littéraire du livre de Ruth, non pas au temps des Juges, mais après l’exil. Les auteurs du livre interviennent dans le débat qui traverse la communauté judéenne post-exilique et qui concerne la place et l’intégration des étrangers. Son propos est totalement opposé à celui des livres d’Esdras et de Néhémie qui imposent une stricte exclusion des étrangers hors de la communauté juive, et une interdiction de l’exogamie.

Le lecteur du livre de Ruth est ainsi conduit à distinguer un '' temps du récit '', qui correspond à la période pré-monarchique – qui fournit au récit son contexte narratif – et un '' temps de l’auteur '', post-exilique, reflété par les intérêts et les thèmes théologiques et politiques déployés par le texte.

Cette distinction entre '' temps du récit '' et '' temps de l’auteur '' invite donc à considérer selon une perspective nouvelle les différentes historiographies rassemblées par le canon des Écritures :dans la mesure où leurs auteurs agencent selon leurs perspectives propres le matériau littéraire– les traditions orales ou écrites dont ils héritent –la critique historique devra clairement distinguer le '' temps de l’auteur '' du '' temps du récit '', et l’historien devra parfois admettre qu’il existe une réelle impossibilité à reconstituer, à partir d’un texte donné, des événements historiques ayant trait à des personnages ou à une époque qui servent uniquement de cadre, d’illustration, à un récit reflétant la problématique et les intérêts d’une époque différente, beaucoup plus tardive.

Archéologie et critique historique

Si les études philosophiques consacrées à l’interprétation du texte biblique ont conduit à redéfinir la relation texte/histoire, les données les plus récentes de l’archéologie ont également contribué à mettre en question certains résultats communément admis de la critique historique du texte.

Un exemple de cette remise en cause est fourni par les travaux archéologiques concernant le site de Jérusalem et publiés dans les années 1990. Les résultats convergents obtenus par différents auteurs mettent en doute l’existence d’une structure urbaine développée, à Jérusalem, avant la fin du VIIIes. avant notre ère. Ceci est évidemment lourd de conséquences pour la critique historique et l’interprétation des récits des livres de Samuel et des Rois concernant David et Salomon, comme pour la critique littéraire du Pentateuque : une '' théorie documentaire '' postulant l’existence d’un document yahviste écrit à Jérusalem par des scribes instruits lors du règne de David ou de Salomon est incompatible avec des données archéologiques réduisant Jérusalem au statut de simple village au début du Xes.

Ces remarques préliminaires conduisent à poser deux questions qui vont guider notre approche biblique :

- À quelles conditions, dans quelle mesure et dans quelles limites le texte biblique peut-il représenter une source pour l’historien ?

- Comment les données de l’archéologie et de l’histoire peuvent-elles venir enrichir ou modifier l’interprétation du texte biblique ?

C’est à partir d’exemples choisis dans l’Ancien Testament, dont l’écriture s’étend sur plusieurs siècles, et où la question de la critique historique du texte s’avère particulièrement difficile, que ces deux questions seront abordées. Il ne s’agit donc pas ici d’apporter des réponses exhaustives, mais des éclairages significatifs.


© Olivier Artus, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 131 (mars 2005) "Archéologie, Bible, Histoirei",  p. 20-22..