Cette œuvre est un magnifique livre d’origine juive...

Cette œuvre est un magnifique livre d’origine juive, d’un haut niveau de pensée éthique et d’une grande qualité littéraire, composée à la fin du Ier siècle chrétien comme II Baruch dont il est proche. Il s’agit d’une apocalypse à la fois historique, reflétant la crise consécutive à la destruction du Temple par Titus sous couvert fictif de la catastrophe de 587 av. J.-C., et anthropologique, dans la mesure où l’on y traite généreusement du destin de l’homme.

Une large palette de témoins textuels

Clément d’Alexandrie (pour qui le livre était « inspiré ») et les Constitutions apostoliques (IVe s.) citent le texte grec de IV Esdras ; Tertullien et Cyprien, Ambroise et Jérôme sa traduction latine. Déclaré « apocryphe » par le concile de Trente, l’écrit sera néanmoins édité en annexe de la Vulgate latine. Dans celle-ci, il est précédé de deux chapitres (1-2, appelés parfois V Esdras) et suivi de deux autres (15-16, ou VI Esdras), tous d’origine directement chrétienne. Longtemps, les bibles anglaises l’accueilleront. On n’en trouve aucune trace dans l’univers littéraire des juifs, ni dans l’Église orthodoxe grecque. En revanche, les versions dues aux Églises orientales ne manquent pas : en copte, en syriaque, en éthiopien, en arabe, en arménien et en géorgien ; la plupart ont été réalisées à partir d’une version grecque disparue, comme l’est d’ailleurs tout hypothétique original, araméen ou hébreu. Il existe également une traduction réalisée en slavon à partir du latin (fin du XVe siècle) qui est passée dans la Bible orthodoxe russe sous le nom de III Esdras. Des citations de cette œuvre majeure se trouvent dans la liturgie latine, romaine et espagnole.

Le scandale du châtiment d’Israël (III, 1 – V, 19)
Depuis la publication de sa première édition critique, en 1863, on présente IV Esdras comme une succession de sept séquences. Celles-ci peuvent se regrouper en deux parties : l’une composée de trois dialogues imaginaires d’Esdras avec l’ange Uriel (dont le discours traduit la pensée éthique du narrateur), l’autre de quatre visions véritables. Du début à la fin de l’œuvre, Esdras intervient comme un héros visionnaire. Il est formellement désigné (une fois seulement) comme « prophète » (XII, 42).

La « trentième année de la ruine » de Jérusalem, Esdras se trouve dans la prospère cité de Babylone, alité et atterré par la « désolation de Sion ». Dans une émouvante prière, il évoque les œuvres créatrices du « Très-Haut », et comment, comme conséquence de la faute d’Adam, Dieu « établit la mort pour lui et tous ses descendants » (III, 8). Suit le rappel de ces étapes : le développement de l’humanité pécheresse, le châtiment de celle-ci par le déluge, l’élection d’Abraham et l’alliance avec promesse de ne « jamais abandonner sa descendance », la postérité « élue » du patriarche, enfin le règne de David. Le péché l’emporte à chacune des séquences. Esdras en décèle la cause et s’écrie : « Tu [Dieu] n’ôtas pas d’eux le “cœur mauvais” (en latin cor malignum, de l’hébreu yeser ra‘, “penchant pour le mal”) déjà mis en Adam » ; « Ils firent en tout comme Adam et ceux de sa race » (III, 26). Et de constater que les gens de Babylone ne sont pas meilleurs, loin de là, pas plus que les autres peuples du monde qu’il a visités, et cependant tous sont debout. Pourquoi donc le peuple « saint » se trouve-t-il châtié de la sorte ? 

L’ange Uriel répond à Esdras : « La voie du Très-Haut a été créée dans l’inaccessible et tu ne peux pas, toi qui es corruptible, connaître la voie de ce qui est incorruptible » (IV, 11), les « habitants de la terre ne pouvant comprendre que les choses de la terre » (IV, 21). Et devant l’insistance d’Esdras, il précise les choses : « Un grain de mauvaise semence, dit-il, a été semé dès le commencement dans le cœur d’Adam ; combien de péchés n’a-t-il pas produits jusqu’à maintenant et combien n’en produira-t-il pas jusqu’au temps de la moisson ? » (IV, 30). Mais le monde approche de sa fin, et ce sera la libération du mal quand les âmes des justes retenues dans leurs demeures propres auront atteint leur nombre programmé. L’événement sera précédé de signes prémonitoires : soleil de nuit, lune de jour, sang du bois, échec généralisé de toute entreprise humaine. L’ange quitte Esdras et lui promet de revenir au bout de sept jours de prières et de jeûne pour d’autres révélations plus importantes encore.

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Le Messie vainqueur du quatrième royaume (X, 60 – XII, 51)
Sur ordre de l’ange, Esdras resta sur place. Au cours de la deuxième nuit, en songe cette fois, il eut une nouvelle vision. Un aigle sort de la mer, avec douze ailes empennées et trois têtes (XI, 1). Il étendait ses ailes sur toute la terre et ses têtes dormaient. Et de s’envoler « pour régner sur la terre et sur ceux qui l’habitent » (XI, 5). Les ailes se lèvent successivement l’une après l’autre, régnant « sur toute la terre » ; elles disparaissent ensuite pour laisser place à la suivante. Puis l’une des têtes s’éveille, celle du milieu et la plus grande. Elle « réprima toute la terre […] et détint le pouvoir sur l’univers plus que toutes les ailes précédentes » (XI, 32). La tête du milieu disparaît, celle de droite dévorant alors celle de gauche.

Esdras a alors une autre vision. Un lion rugissant sort de la forêt, s’adressant à l’aigle d’une voix d’homme. Il lui rapporte les paroles du « Très-Haut », le désignant comme le quatrième royaume qui, après avoir vaincu toutes les « bêtes » antérieures, a régné sur le monde avec oppression, insolence et orgueil. Son temps est achevé, il doit disparaître. La terre ainsi « pourra respirer et espérer le jugement et la miséricorde de son créateur » (XI, 46). Et Esdras assiste à la disparition de la dernière tête : « tout le corps de l’aigle était en feu et la terre dans une grande terreur » (XII, 3). Il sollicite du « Très-Haut » l’explication de la vision. Ce qui est fait. L’aigle, « c’est le quatrième royaume qui apparut en vision à Daniel, ton frère. Mais on ne le lui avait pas interprété comme je te l’interprète maintenant » (XII, 12). Et l’on explique dans le détail la signification des situations successives, des ailes et des têtes. Quant au lion, « c’est le Messie que le Très-Haut a réservé pour la fin des jours, celui qui se lèvera de la race de David » (XII, 31). Il jugera et anéantira la puissance ennemie. Le « reste » du peuple élu, il le délivrera et la plongera dans la joie jusqu’à la fin annoncée.

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Les grandes leçons d’une apocalypse juive
Dans l’Apocalypse d’Esdras, le jeûne et plus encore la prière ont la fonction d’opérateurs déterminants. Dans une première partie, ils sont les moteurs ou déclencheurs d’une progression éthique surprenante. Tout au long des premières pages, les lamentations et les suppliques du héros sont habitées d’un pessimisme tenace ; des questions angoissées en jaillissent, tant sur le destin d’Israël que sur le sens de la vie humaine, avec un accent très fort sur le mal, son origine et ses effets. Esdras cherche une cause, bien plus un coupable. Ce qui ouvre l’espace aux répliques parfois cinglantes de l’ange : porteuses de révélations, elles font avancer le débat. Dans une seconde partie, le pessimisme s’émousse et libère le champ à des visions où le drame n’exclut pas l’espérance. La reconstruction est annoncée, proposée même à voir, et avec elle la révélation de la justice ou miséricorde divines liées au jugement. À la fin de l’histoire, Sion apparaît vivante et transfigurée, la Loi à jamais reconstituée. Avec un certain degré de nostalgie de l’ère du Temple (à la différence de II et III Baruch), le narrateur de IV Esdras confesse un judaïsme que l’on peut dire orthodoxe, ouvert lui-même à l’avenir rabbinique – mais bien moins, il est vrai, que II Baruch.

Le temps de Dieu est lui-même de quelque façon révélé. Avec lui, l’histoire véritable est ailleurs, hors du cadre de « ce monde » ; elle se situe dans l’histoire sans histoire de l’« autre monde » ou « monde à venir ». L’affirmation de « deux mondes » voulus par Dieu, voilà l’une des grandes originalités du livre, et elle est profondément judaïque. À moins de révélation spéciale, l’homme demeure inapte à saisir les règles de cet « autre monde », où tout est « circulaire ». Mais il se doit d’accepter qu’un jour il soit mis fin à « ce monde-ci », pour que tout revienne « comme au premier commencement ». Le moment décisif de la fin de « ce monde » sera l’advenue du dernier des quatre royaumes ayant dominé les étapes ultimes de l’histoire. Le Messie, préexistant à la Création, viendra à son tour. Il vaincra et imposera son règne, mais pour un temps programmé seulement ; après quoi il mourra lui-même, comme tout ce qui appartenait à « ce monde » 

Quoi qu’il en soit de l’échéance, la fin est annoncée comme imminente ; on doit la considérer et la vivre comme telle. Le constat irrécusable de la contribution généralisée de l’humanité au mal qui mine le monde, suscite dès lors une douloureuse question : celle de l’identité et du nombre – du « qui » et du « combien » – des hommes sauvés. Certes, Dieu a prévu « deux mondes », mais qui peut se montrer digne d’entrer dans le second ? Là encore la réponse intervient, déconcertante mais stricte. Il faut penser la chose selon le registre de l’incorruptibilité, ce qui est hors des moyens humains, et non d’après les codes de la corruptibilité. Car on entrera dans l’« autre monde » sous le mode du Ressuscité. À souligner ici l’omission du corps propre à IV Esdras, qui ne connaît que l’âme, bonne ou mauvaise. Voilà une option anthropologique et doctrinale que l’on retrouve, parfois d’une façon moins marquée, en d’autres œuvres juives contemporaines (en certaines parties du Testament de Job et chez Flavius Josèphe par exemple). Pour l’heure, il convient d’avancer dans la vie et dans l’histoire en sachant que la voie qui mène à l’autre continent est étroite et périlleuse. Mais la Loi est là comme guide et garde-corps. À la fin, la miséricorde divine agira pleinement, ce qu’Esdras proclame avec force et conviction.

Du point de vue doctrinal proprement dit, il n’y a rien de vraiment chrétien dans cette œuvre de la fin de notre premier siècle. L’omission du corps à l’heure du salut en est la preuve patente, le système chrétien étant bâti sur le dogme de l’Incarnation. Rien, de plus, qui évoque un authentique médiateur, le Christ en l’occurrence, ressuscité et vivant dans la gloire tandis que l’histoire de « ce monde » suit toujours son cours. Pour le christianisme, vie dans la gloire veut bien dire vie dans « l’autre monde ». La succession est faite. Avec la séparation des « deux mondes » que propose IV Esdras et la présentation d’un Messie au règne limité sur (et à) la terre, il semblerait qu’on fît pièce, sciemment ou non, aux constructions doctrinales du Nouveau Testament dont Jésus le Christ, en corps (soma) et en esprit (pneuma), est le centre.


© André Paul, SBEV / Éd. du Cerf, Cahier Évangile n° 153 (septembre 2010), "De l'Ancien Testament au Nouveau - 2. Autour des Prophètes et des autres Écrits", pages 38...47.