Dès qu’il les voit, Abraham se précipite à leur rencontre et les invite à faire halte chez lui. On l’entend même prier les étrangers de lui faire la faveur d’accepter son hospitalité, se faire d’emblée le serviteur de leurs désirs. Inutile d’insister sur l’empressement de ce quasi centenaire à peine circoncis soucieux d’accueillir dignement ses hôtes, ou sur le contraste souvent relevé entre la miche de pain qu’il leur a proposée et le festin qu’il leur prépare. Tout souligne ici combien le comportement du patriarche est cohérent avec l’ouverture à l’altérité que la circoncision implique.
Mais il y a plus. Dans cette scène, plus d’un détail donne à ce repas servi par Abraham l’allure d’un repas qu’un partenaire offre à son allié pour célébrer leur pacte (voir par ex. Gn 26,30 ou 31,54). Tout se passe ici comme s’il avait reconnu Yhwh et entendait célébrer par un repas l’alliance à peine conclue avec lui. Le fait que ce repas ait lieu sous l’arbre (« sous l’arbre, ils mangèrent ») peut d’ailleurs faire penser à un autre repas : celui de l’Éden, sous l’arbre du connaître bien et mal (3,6). Si le lien est plausible, ce que le recours à une même séquence de verbes – prendre, donner, manger – permet de penser, l’inversion est saisissante. Les humains de l’Éden prennent une nourriture qui ne leur est pas donnée pour la consommer, dans un geste de convoitise. Abraham prend – avec Sarah – de ce qui lui appartient pour le donner à manger à ses hôtes, dans un geste de partage caractéristique d’une dynamique d’alliance.
La suite confirme la cohérence de cette lecture. Selon les discours de Dieu au chapitre 17, entrer dans l’alliance ouvre à la fécondité. Aussi n’est-il pas étonnant qu’au terme du repas, Yhwh lance la conversation précisément sur ce point : « Je reviendrai, je reviendrai vers toi quand revivra ce temps, et voici : Sarah ta femme aura un fils » (18,10). Pour Abraham, c’est une confirmation, pour Sarah, une première annonce – Abraham n’a donc pas communiqué la nouvelle à sa femme, signe peut-être d’un scepticisme persistant ? La nouvelle scène va donc tourner autour de Sarah. S’agirait-il pour Yhwh d’équilibrer la relation entre les deux époux, une préoccupation qui était déjà la sienne lors de sa précédente visite (17,15-16). C’est ce que pourrait indiquer à sa manière le parallélisme entre les deux scènes d’annonce.
La déclaration de l’étranger, dont Sarah ignore bien sûr l’identité, fait sur elle un effet semblable à celui que la même annonce a produit chez Abraham. À l’abri du regard de celui qui parle, elle rit en elle-même et se dit : « Après que je suis usée, il y aurait pour moi du plaisir, alors que mon maître est vieux ! » (18,12). Exprimée autrement, c’est une même incrédulité qui la fait parler comme Abraham. Mais, à sa grande surprise sans doute, l’inconnu qui l’a démasquée interroge son scepticisme, parle de Yhwh à qui rien n’est impossible et répète l’incroyable annonce. La peur qui la saisit alors et la pousse à mentir pour nier son rire devant cet inconnu au pouvoir surhumain est le signe qu’un espoir traversait son incrédulité, un espoir qu’elle redoute à présent d’avoir définitivement gâché par son rire intempestif. Une même annonce, une même réaction : désormais, Sarah et « [son] maître » sont, devant Yhwh, sur pied d’égalité. C’est un autre fruit de l’alliance de la circoncision (v. 13-15).
© André Wénin, SBEV / Éd du Cerf, Cahier Évangile n° 179 (mars 2017), « Abraham (Genèse 11,27 – 25,10). Un guide de lecture », p. 27-28.
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[1] Le manque de vraisemblance est patent, mais dans un récit fictionnel, ce type de décalage sert souvent à suggérer que le sens ne se joue pas à la surface du récit mais à un niveau plus profond.